Interview (2015)

by Eléonore Kenis

  • Parle-nous des musiciens dont tu t’es entouré pour cet album. Quel est l’apport de chacun à Stars, plants  and bugs ?

Matt Garstka (batteur américain) et Casimir Liberski (pianiste belge) étaient déjà sur mon premier album (“Defense Mechanisms”, 2011). Ce sont deux jeunes prodiges comme on en rencontre rarement.

Matt est une étoile montante de la batterie progressive US. Son groupe Animals As Leaders a beaucoup de succès auprès des musiciens fans de métal technique. Sur mon album, Matt est beaucoup plus réservé – heureusement sinon il aurait volé la vedette !  Il est aussi très polyvalent, à l’aise dans tous les styles.

Cas est aussi le grand espoir du jazz belge. Il a une folie créatrice bien à lui, une manière de ressentir la musique qui le place à part. Technique virtuose contrebalancée par une approche très instinctive.

Sarpay Özçagatay est un flutiste turc et ami depuis nos études à Berklee. Entre ses mains, la flûte a l’air d’un jouet – il peut tout jouer ! Comme moi, il vient de la musique classique, mais ne peut se passer d’improviser. Sur Stars, il apporte une touche aérienne essentielle, et joue parfois le rôle d’une chanteuse.

Tareq Rantisi vient de Palestine. Il est le percussionniste idéal : il rajoute juste ce dont les compositions ont besoin. Un grand professionnel qui tourne beaucoup dans le monde.

D’une manière générale sur l’album, la flûte est plutôt associée aux astres, les claviers (orgues, Moog) aux insectes, et le piano acoustique aux plantes. La basse et la batterie servent plus ou moins de supports à l’ensemble. Mais tout ceci n’est bien sûr pas figé : par exemple, sur Nanobot, 4 flutes tissent des toiles d’araignées ; sur Insect Party, la basse représente un Mille-pattes boiteux ; sur Gemini part 2, deux pistes de batterie jouent le rôle des Gémeaux.

 

  • D’où t’es venue l’idée de faire un concept album ? Tu fais référence aux « 70s Greats » en la matière, à quels disques penses-tu ? Qu’aimes-tu en eux ?

J’ai toujours aimé la musique « à programme », les grandes œuvres à épisodes multiples, avec du Drama, de l’épique. Quand c’est instrumental, ça m’évoque des images, des scènes de films. Par exemple, les poèmes symphoniques de Charles Koechlin (1867-1950) me transportent dans des mondes parallèles. J’adore aussi quand des idées musicales sont reprises et variées d’un morceau à l’autre – c’est mon côté fétichiste ! Je dois tenir ça de mon amour du classique, où certains compositeurs atteignent parfois l’ésotérisme, le mystique, en jouant avec les nombres, les transformations, les rappels…

{Je crois au pouvoir « magique » de la musique. Je crois que la Beauté des sons, inexpliquable, a quelque chose de surnaturel. Plus que tout autre Art, la musique a un effet sur nous, comme une nourriture de l’âme. Je pourrais utiliser le mot divin, mais il est trop connoté…}

Pour ce qui est des 70s, j’ai grandi avec Magma, Yes, Genesis, ELP, puis Chick Corea, lequel a sorti de superbes concept albums oubliés (« The Mad Hatter », « The Leprechaun »). A cette époque, ces groupes avaient de l’ambition, et les grosses majors suivaient – tant que le public suivaient lui aussi, bien sûr. Il y avait aussi une naïveté que j’adore. D’ailleurs Stars a quelque chose de volontairement naïf – à commencer par la pochette.

  • Tu notes dans ta bio la « compartimentation » de la musique contemporaine. Est-ce un regret ? Dis-en un peu plus.

Autour de 1970, les genres musicaux étaient entremêlés, il y avait moins de barrières. Les musiciens connus prenaient des risques, mélangeaient les influences. Ca fait bien longtemps que la musique populaire est devenu un produit de grande consommation. Heureusement il y a toujours l’underground créatif – tant qu’il ne se fait pas récupérer pour devenir une mode. Même le mot underground est tendancieux, certains l’utilisant pour paraître supérieur à la populace, pour être branché.

Je pense qu’on peut être ambitieux et rester accessible à tous. En musique, le populisme est aussi détestable que l’élitisme.

Je sais le risque qu’il y a à être trop ambitieux en tant que musicien rock ou jazz, c’est d’ailleurs ce qui a tué les groupes progressifs au milieu des 70s : c’est devenu trop intello, prétentieux pour les gens, qui voulaient d’abord se divertir (ce n’est pas un gros mot), se défouler. S’ils veulent se « prendre la tête », éprouver des émotions plus complexes, les gens se dirigent vers le « classique ». J’exagère exprès. Mais cette barrière entre musique de divertissement (populaire) et  musique savante, j’ai toujours voulu la briser, depuis que j’ai commencé la musique, enfant. Les catégories, les styles, ont été inventés par des « politiques » (je veux dire : pas par les artistes). Ensuite ces divisions ont été bien pratiques pour les historiens, les critiques, les maisons de disques, les marchands de musique.

 

  • Insectes, constellations, extinction, métamorphose, renouveau… dis m’en un peu plus sur le conte de Stars, Plants and Bugs.

 

Le conte (résumé très condensé) : Une forêt sur les bords du Tarn, tiède nuit d’été. Des souches de bois pétrifié millénaires reflètent les scintillantes constellations des Gémeaux et du Taureau. Les insectes se réunissent pour « faire la fête ». Certains ne sont pas invités (comme toujours). On brûle de la résine de frankincense, tout va bien, jusqu’à ce qu’un des insectes meurt mytérieusement. Finalement le soleil se levera, annoncant un jour nouveau, un nouveau départ.

C’est en réalité une histoire de Vie, de Mort et de Renaissance, déguisée en conte surréaliste à moitié stupide. Il est truffé de métaphores, de symboles – certains dont je n’ai certainement même pas conscience! La Nature y joue un rôle majeur : les étoiles et les végétaux sont les plus « forts », les plus majestueux. Les insectes peuvent être assimilés aux humains, mais ce n’est pas péjoratif – les insectes, comme les animaux, sont hautement respectables !

Plus je vieillis, plus je suis fasciné par la Nature – par tout ce qui n’a pas été créé par l’Homme. Je me rapproche de l’émerveillement. La pure contemplation d’un ciel étoilé, des sons de la forêt grouillante, des végétaux qui cohabitent tous ensemble, des bestioles qui vivent leur petite vie simplement.

{Notre société matérialiste et consumériste nous détourne de l’émerveillement naïf de la Nature. La diarrhée quotidienne de l’infotainment, de la publicité et de la musique d’ameublement – tout ça fait de nous des zombies blasés. Mais je m’égare, je ne veux pas basculer dans le domaine sociopolitique. Mon domaine, c’est les sons !}

L’idée de Renaissance, et plus globalement de l’aspect cyclique/répétitif de la Vie, est important. D’ailleurs ma musique a toujours été assez répétitive – tout en contenant des transformations. Ça n’est jamais vraiment la même chose – la musique comme la Vie.

 

  • Comment la narration et la composition se sont-elles entremêlées dans l’élaboration de ton album ? La musique est-elle venue avant le récit, après ? Qu’ajoute le récit (et les images qu’il crée dans l’imagination) à l’expérience musicale ?

La musique est venue en premier. On pourrait facilement penser l’inverse : que le musicien trouve toujours son « inspiration » dans un élément extra-musical. Mais non, ça marche aussi dans l’autre sens. C’est un jeu de construction : chaque morceau est une pièce du puzzle, et devient une scène, un tableau.

Une fois trouvé l’ordre des morceaux, suivant des critères purement musicaux d’enchaînement, d’équilibre, de flot, j’ai cherché l’idée directrice, unificatrice. Ca m’a pris des mois. Pendant longtemps je suis resté bloqué sur des concepts assez sérieux (l’Ennéagramme, l’Ouroboros, l’abandon émotionnel, l’Instinct…), sans être complètement convaincu. Et puis, comme certains morceaux avaient déjà un titre en rapport avec la Nature, je suis allé dans ce sens, et ce titre Stars, Plants & Bugs  m’a « sauté au cerveau » ! Je l’ai aimé dès le début, et pendant les jours qui suivirent. Cette légèreté suggérée (j’étais conscient qu’il faisait un peu jeu vidéo pour enfants) m’a libéré du sérieux dans lequel je stagnais. Et puis cette dérision compensait la mélancolie dominante de la musique.

Une fois le titre et le ton trouvés, je me suis amusé à écrire le récit*.  J’espère que celui-ci aidera l’auditeur à ressentir cette musique, à la « voir ». Je crois la musique instrumentale infiniment plus évocatrice que la musique chantée. Les paroles n’ont qu’un seul sens (au mieux un double sens), mais les notes ont autant de sens qu’il y a d’êtres sur Terre… Cela dit j’adore la musique chantée aussi, attention !

* je prépare d’ailleurs une version hyper détaillée, où chaque motif/événement musical aura une correspondance visuelle – un peu comme un bon vieux cartoon muet !

 

  • Tu mentionnes pas mal la diversité des styles de cet album. Etait-ce une intention dès le départ ou est-ce venu au fur et à mesure du processus de création ?

J’aime quand les morceaux d’un album ont chacun leur caractère propre, comme des personnages. Déjà sur mon premier album j’avais ce souhait. Mais là j’ai poussé le bouchon très loin :  l’indie pop néo-classique de Doff  a peu à voir avoir la méditation indienne de Taurus Asleep ou le jazz-funk de Malt ! Un producteur/directeur artistique m’aurait sûrement conseillé d’être plus cohérent… D’ailleurs l’album est dur à classer « commercialement », Hélas !  Mais c’est secondaire, l’important est d’être libre - libéré de toute contrainte. On en revient à 1970, quand les genres musicaux s’entremêlaient, se fusionnaient.

Cette variété de styles est aussi due à mes expériences à New York, où toutes les musiques du monde se côtoient. J’aurais même pu inclure un morceau afro, une chanson de soul ou un quatuor à cordes –  mais je garde ça pour le prochain !

 

- Pour ce qui est des influences, j’ai relevé sur ton site prog rock, jazz fusion, chamber pop, math groove, old school prog, classical (european and indian), video game, indie pop… Quelles touches apportent chacun de ces styles à ton disque et à son atmosphère ? Quels noms as-tu en tête ?

Prog rock/chamber pop : Hatfield and the North, National Health, Gentle Giant. Pour l’écriture contrepointée tout en gardant un esprit joueur, voire humoristique.

Jazz fusion : Chick Corea période 76-78. Le Fender Rhodes et la flute, ainsi que les solos épiques, qui montent jusqu’au climax.

Math groove : Meshuggah. Ca a été une influence majeure depuis 2003. Sur cet album, moins que sur le précédent, mais il y a quand même quelques restes, dans les passages les plus sombres/tendus. J’aime certains nombres, la géométrie, les décalages…

Classique européen : Charles Koechlin (1867-1950) et la musique modale de la  Renaissance. Pour le contrepoint, d’où découlent des harmonies surprenantes.

Classique indien : Plutôt du Nord (Hindustani). Le côté méditatif - Cette musique est comme un médicament.

Video game : j’ai grandi avec la Megadrive… J’aime le côté naif de ces musiques aux moyens techniques limités.

Indie pop : pas de nom en particulier, mais j’ai écrit ce morceau Doff en sortant d’un concert indie pop en effet. C’est la première fois que j’ose écrire un morceau aussi simple, épuré. Sans me forcer, sans être gêné. Il a un sens particulier dans le récit : c’est un hommage à la petite bestiole qui vient de quitter cette Terre…